Dans l’ombre de la psychologie moderne : le dilemme des psychologues musulmans
Pourquoi cette enquête ?
Tout est parti d’une observation, simple en apparence, mais troublante dans la récurrence : chez de nombreux patients musulmans que j’ai rencontrés, une souffrance semblait ne jamais trouver de mots justes. Non pas à cause d’un manque de vocabulaire , mais parce que ces patients ne se reconnaissaient pas dans les cadres de pensée qui leur étaient proposés. Ils venaient chercher de l’aide, mais aussi et peut-être surtout un regard qui comprenne ce qu’ils vivent, avec leurs repères, leurs valeurs, leur foi. Ils ne demandaient pas qu’on les traite avec indulgence, mais avec intelligibilité culturelle.
De cette dissonance est née ma curiosité : la psychologie moderne, telle qu’elle est enseignée et pratiquée, est-elle capable de répondre aux besoins d’individus dont la vision du monde est fondamentalement différente de celle de ses fondateurs ? C’est ce fil qui m’a conduit à lire, relire, et creuser l’œuvre de Malik Badri. Et ce que j’y ai trouvé mérite, je crois, d’être partagé.
Celui qui a allumé la lampe dans le trou du lézard
En 1975, lors d’un colloque de l’Association des scientifiques sociaux musulmans aux États-Unis, un professeur soudanais provoque un petit séisme intellectuel et ouvre la voie à de futurs pionniers en la matière. Son discours, « Muslim Psychologists in the Lizard’s Hole », dénonce avec une acuité rare la dérive des psychologues musulmans absorbant sans recul et remise en question la pensée occidentale, jusqu’à se perdre dans les « trous de lézard » désertés par leurs inventeurs. Près de cinquante ans plus tard, ce texte devenu The Dilemma of Muslim Psychologists n’a rien perdu de sa force ni de son actualité.
Un penseur enraciné entre deux mondes
Né au Soudan, formé à Beyrouth, Leicester et Leeds, Malik Badri incarne cette figure rare du savant-passeur : profondément enraciné dans la tradition islamique, il est en même temps un pur produit de l’univers académique occidental. Chercheur, enseignant, psychothérapeute, il a travaillé sur plusieurs continents, toujours avec un objectif en tête : comprendre comment l’âme humaine peut être soignée… sans être amputée de sa dimension spirituelle.
En 1975, lors d’un congrès à Indianapolis, Badri prononce une conférence décisive : Muslim Psychologists in the Lizard’s Hole. Le succès est immédiat. Il y dénonce le mimétisme des psychologues musulmans qui, sans esprit critique, adoptent des théories et pratiques façonnées par une vision du monde matérialiste, individualiste, athée. La métaphore du « trou de lézard », inspirée d’un hadith prophétique, deviendra son emblème. Son propos ? Tant que les psychologues musulmans calqueront leur approche sur celle de l’Occident, sans la repenser à l’aune de leur foi et de leur culture, ils courront à la dissonance, voire à l’échec thérapeutique.
Une psychologie sans âme
La critique de Badri ne repose pas sur un rejet pur et simple de la psychologie occidentale, mais sur un examen rigoureux de ses fondements. Il montre que les principales écoles (béhaviorisme, psychanalyse, humanisme, cognitivisme) partagent un point commun : l’exclusion de Dieu, de l’âme, et de l’au-delà.
Prenons Skinner. Pour lui, l’humain est un animal conditionné, gouverné par le renforcement, sans libre arbitre, sans conscience morale transcendante. Freud, de son côté, voit dans la religion une illusion infantile, une névrose collective. Même Carl Rogers ou Maslow, en reposent sur des postulats humanistes où l’homme est son propre dieu, son propre sauveur.
Cette vision de l’humain, selon Badri, est non seulement incompatible avec l’islam, mais elle échoue aussi à répondre aux besoins psychospirituels des patients musulmans. Une thérapie qui nie l’âme peut-elle guérir ce qui touche précisément à l’âme ?
L’allégorie du trou de lézard : suivre l’Occident jusqu’à l’absurde
Le titre provocateur du livre repose sur un hadith du Prophète Muhammad : « Vous suivrez les gens d’avant vous, même s’ils entraient dans le trou d’un lézard, vous les suivriez. » . Pour Badri, c’est exactement ce que font certains psychologues musulmans : imiter les approches occidentales jusque dans leurs dérives les plus caricaturales, parfois même après qu’elles aient été abandonnées en Occident.
Ainsi, nombre de facultés de psychologie dans le monde musulman enseignent encore la psychanalyse freudienne comme dogme, quand bien même elle est largement remise en question dans son pays d’origine. Badri évoque avec humour et tristesse ces enseignants incapables de concevoir une psychologie sans Freud : « Si vous leur enlevez Freud, ils ne savent plus quoi enseigner. »
Mais plus grave encore est l’incohérence intérieure que vivent de nombreux psychologues musulmans. D’un côté, ils prient, jeûnent, croient à l’au-delà ; de l’autre, ils enseignent des théories niant l’existence de l’âme. Ce clivage, souligne Badri, n’est pas seulement théorique : il est existentiel, douloureux, et finit par nuire à la pratique professionnelle elle-même.
La psychométrie, la science et ses dérives
Si Badri reconnaît la valeur de certaines avancées scientifiques comme les tests d’intelligence ou la thérapie cognitivo-comportementale, il dénonce aussi l’usage aveugle d’outils psychométriques fondés sur des théories floues, comme les tests projectifs (Rorschach, TAT). Non seulement ces tests manquent de validité scientifique, mais ils véhiculent des hypothèses freudiennes déguisées qui se transforment en « preuves » circulaires d’un inconscient universel, occidental.
Un appel à la reconstruction, pas au rejet
Badri ne plaide pas pour un rejet pur et simple de la psychologie occidentale. Il appelle plutôt à une sélection critique, éclairée, rigoureuse. Il reconnaît l’utilité de nombreuses méthodes, à condition qu’elles soient débarrassées de leurs présupposés matérialistes et réinscrites dans une vision islamique cohérente.
Dans les derniers chapitres du livre, il propose des pistes pour une « psychologie islamique » qui ne soit ni folklorique, ni idéologique, mais ancrée dans l’héritage des savants musulmans, nourrie des avancées contemporaines, et tournée vers le bien-être spirituel autant que psychologique des individus.
Dans un article publié plus tard : The Islamization of Psychology, véritable réponse à ceux qui lui disaient « tu nous as montré le trou du lézard, mais comment en sortir ? », Badri reprend la plume pour esquisser une voie. Et cette voie n’est pas le rejet, mais la transformation.
Il distingue plusieurs niveaux :
• D’abord, trier entre ce qui, dans la psychologie, est universel et empiriquement validé (comme certaines techniques cognitivo-comportementales), et ce qui est idéologique, culturel, voire pseudo-scientifique.
• Ensuite, réinscrire les pratiques utiles dans une vision islamique : un être humain doté d’une âme, d’une responsabilité morale, d’une relation verticale à Dieu.
• Enfin, nourrir la discipline par la sagesse islamique classique, qu’il s’agisse de l’éthique spirituelle d’al-Ghazali, de la notion de nafs.
Badri appelle à la création de manuels adaptés, de formations spécifiques, de recherches enracinées dans les contextes locaux. Il rêve d’une psychologie qui soit à la fois rigoureuse, éthique, et culturellement pertinente.
Une œuvre pionnière
The Dilemma of Muslim Psychologists est une œuvre fondatrice. Elle a ouvert la voie à de nombreuses initiatives pour repenser les sciences humaines à partir d’un cadre islamique. Pourtant, elle reste peu connue du grand public francophone, et même de nombreux praticiens.
C’est regrettable, car le livre ne se contente pas de critiquer. Il invite à une réflexion importante sur les fondements de nos disciplines, sur les risques de l’acculturation scientifique, et sur la nécessité d’une pensée véritablement critique.
Sortir du trou de lézard
Lire Malik Badri, c’est faire l’expérience d’un inconfort salutaire. C’est accepter de remettre en question ce que l’on croyait neutre ou universel. C’est découvrir qu’il existe une autre manière de penser l’homme, non pas contre la science, mais au-delà de ses réductions. Une manière de relier la rigueur intellectuelle à la profondeur spirituelle. C’est aussi un appel, pressant, à ne pas mourir dans un trou de lézard.
Bibliographie :