Abu Zayd Al-Balkhi : le premier thérapeute cognitif de l’histoire ?
Il y a plus de mille ans, dans une bibliothèque d’Ayasofya à Istanbul, dormait un manuscrit oublié. Au sein de cet ancien manuscrit, un médecin du IXᵉ siècle y écrivait sur la santé mentale. Il y décrivait l’anxiété, la dépression, les phobies, les obsessions en proposant de les traiter par la raison, la parole, et la sagesse du cœur, dans une vision holistique et préventive.
Cet homme, auteur de ce manuscrit mais pas que, s’appelait Abu Zayd Al Balkhi. Son œuvre, Masālih al-Abdān wa al-Anfus : Le bien-être du corps et de l’âme fait de lui l’un des précurseurs de ce qu’on nomme aujourd’hui la thérapie cognitive et comportementale (TCC). Un pionnier oublié, dont la vision avant-gardiste frappe par sa rigueur et sa clairvoyance.
Un savant hors du temps
Al Balkhi naît à Shamistiyan, dans la région de Balkh, en Afghanistan. Disciple du philosophe Al Kindi, il grandit à une époque où Bagdad est le centre du monde intellectuel : médecine, géographie, poésie, théologie, il excelle en tout. Mais c’est son traité sur le lien entre le corps et l’âme qui nous intéresse aujourd’hui.
Son traité va distinguer deux types de santé : physique et psychologique. Les médecins, écrit-il, « ne s’intéressent qu’aux maladies du corps, ignorant celles de l’âme », alors que « l’homme est tissé de chair et d’esprit, leur santé est interdépendante ». Il nomme cette interaction ishtibāk : un tissage, une intrication. Bien avant la psychosomatique moderne et sa vision holistique, il décrit comment la peur, la colère ou la tristesse peuvent provoquer des troubles physiques et inversement.
Le premier traité de psychologie
Son œuvre, divisée en deux volumes, consacre la seconde partie : Sustenance of the Soul à ce qu’on appellerait aujourd’hui la santé mentale.
Huit chapitres y composent un véritable manuel de prévention, d’hygiène mentale et de thérapie cognitive accessible à tous et à toutes peu importe son niveau intellectuel.
Il décrit 4 familles de troubles :
La peur et la panique (al-khawf wa al-faza‘)
La colère et l’agressivité (al-ghaḍab)
La tristesse et la dépression (al-ḥuzn wa al-jaza‘)
Les obsessions et ruminations (al-waswāsah)
On croirait lire le sommaire d’un manuel de TCC moderne ! Pour chacune, il propose une analyse des causes, une distinction entre symptômes “normaux” et “pathologiques”, et surtout, des moyens de régulation fondés sur la pensée, le comportement et la spiritualité.
Quand la pensée façonne l’émotion
Al Balkhi part d’une idée simple et lumineuse par son impact : « La santé de l’âme dépend des pensées qu’elle cultive. »
Autrement dit : ce ne sont pas les événements en eux-mêmes qui nous font souffrir, mais la manière dont nous les interprétons. Une intuition que partageront, plus d’un millénaire plus tard, Aaron Beck et Albert Ellis, fondateurs de la TCC moderne.
Face à la peur, il invite à examiner la réalité de la menace : « Beaucoup de ce que tu crains ne te fera aucun mal. »
Il illustre cette idée par cette métaphore : « Un Bédouin, découvrant pour la première fois le brouillard, le prend pour un mur impénétrable. En s’y avançant, il découvre qu’il n’est que vapeur. Ainsi en est-il de nos peurs : elles semblent solides, jusqu’à ce qu’on ose les traverser. »
Pour lui, la raison est une médecine. Mais il insiste sur le timing : c’est « lorsque l’âme est tranquille » qu’il faut préparer ses pensées/ressources, comme un pharmacien range sa trousse avant la tempête. Une approche préventive qui rappelle nos protocoles de psychoéducation et de plan de coping .
Aux origines de la TCC moderne : Beck et Ellis
Il faudra attendre le XXᵉ siècle pour que les intuitions d’Al Balkhi soient redécouvertes sous un nouveau langage scientifique.
Dans les années 1950, Albert Ellis développa la thérapie émotivo-rationnelle : il montra que nos émotions perturbées proviennent surtout de croyances irrationnelles, et qu’en les identifiant puis en les discutant, on peut réduire l’anxiété et la colère.
Son principe : ce ne sont pas les événements qui nous font souffrir, mais ce que nous croyons à leur propos.
Peu après, Aaron Beck formula la thérapie cognitive, en soulignant le rôle central des pensées automatiques et des distorsions cognitives (exagération, généralisation, tout ou rien). Proposant ainsi d’apprendre à observer, questionner et reformuler ces pensées pour apaiser les émotions.
Leur approche rejoint étonnamment celle d’Al Balkhi : la souffrance n’est pas une fatalité, c’est une interprétation à restructurer avec douceur et lucidité. Là où Beck parle de restructuration cognitive, Al Balkhi parlait de « soigner la pensée par la pensée ».
Réguler les émotions
Al Balkhi décrit les émotions comme des « symptômes de l’âme » : elles surgissent, affectent le corps, mais peuvent être régulées par l’entraînement.
Il compare la colère à un feu qu’il faut éteindre avant qu’il ne s’enflamme : « Si tu n’étouffes pas le feu dès son étincelle, il deviendra brasier. »
Pour y parvenir, il recommande, par exemple, de remplacer l’émotion par son opposée. Un procédé qu’il appelle al-‘ilāj bi dhīddih, « le traitement par le contraire ». Ainsi, un soldat paralysé par la peur peut réveiller en lui la colère et la fierté en se rappelant les héros courageux de l’histoire : cette émotion plus forte neutralise la peur.
Al Balkhi insiste aussi sur l’importance de l’entraînement progressif : « De même qu’on s’habitue au froid en s’y exposant peu à peu, l’âme apprend à supporter les contrariétés quotidiennes ». On retrouve ici, le principe de désensibilisation.
Cette idée de désensibilisation est l’une des intuitions les plus modernes d’Al Balkhi. Il observe que l’on peut habituer l’âme à supporter ce qui l’effraie, à condition d’y aller graduellement. Comme le corps s’habitue à la chaleur ou au froid, l’esprit apprend à tolérer la peur par petites doses.
« Celui qui s’entraîne à supporter les petits désagréments supportera aisément les grands. »
Des siècles plus tard, Joseph Wolpe, figure fondatrice du comportementalisme, nommera ce procédé la « désensibilisation systématique » : exposer la personne à ses peurs de manière progressive, tout en induisant un état de relaxation incompatible avec l’anxiété.
Ce principe repose sur ce que Wolpe nomme l’inhibition réciproque : une émotion apaisante neutralise une émotion anxieuse. Autrement dit, on ne peut pas être détendu et terrifié à la fois. Quand Al Balkhi recommande d’affronter peu à peu ses peurs, en activant le courage, la patience ou la confiance, il applique intuitivement ce même processus.
Un petit exemple concret :
Un patient phobique peut d’abord imaginer la situation anxiogène en respirant profondément, puis s’en rapprocher étape par étape, jusqu’à retrouver une sensation de sécurité. Al Balkhi décrivait déjà cette pédagogie : « entraîner le cœur à ne pas fuir, mais à apprendre ».
La dépression selon Al Balkhi :
Son observation de la dépression a été également clairvoyante.
Il distingue trois formes :
La tristesse normale (ḥuzn) : réponse humaine à la perte.
La dépression réactive (jaza‘) : due à des causes psychologiques identifiables, et accessible.
La dépression endogène : sans cause apparente, liée à des déséquilibres physiques nécessitant un traitement médical.
« Celui dont la tristesse n’a pas de cause doit être soigné par le corps. Celui dont la cause est connue doit être aidé par la raison. »
Des siècles avant Kraepelin, il avait saisi la différence entre trouble réactionnel et trouble biologique. Mais Al Balkhi ajoute une nuance importante : même la mélancolie endogène mérite compagnie, musique et conversation bienveillante. Une intuition sur l’importance du lien social et de l’art-thérapie dans la dépression ( on parle aujourd’hui d’activation comportementale ).
De l’obsession à la pleine conscience
Dans le dernier chapitre, qui est le plus long du traité, Al Balkhi aborde les obsessions, les pensées intrusives et ruminations. Il les décrit comme un « monologue intérieur », parfois inoffensif, parfois pathologique lorsqu’il devient incessant.
Il observe que ce trouble mêle des facteurs biologiques et psychologiques : certains tempéraments, dit-il, ont une « prédisposition à la mélancolie ». On retrouve ici la notion moderne de vulnérabilité biologique.
Un point crucial, il comprend que la pensée n’est pas l’acte. Le patient est tourmenté non par ce qu’il fait, mais par ce qu’il imagine. Sa thérapie consiste à réintroduire une distance entre la pensée et le moi, autrement dit, la décentration.
Ses recommandations sont d’une modernité saisissante :
· éviter l’isolement : « La solitude nourrit les pensées nocives. »
· s’occuper l’esprit : travailler, converser, écouter de la musique, rire, prier ;
· et surtout, dialoguer avec soi-même :
« L’homme doit discuter avec son âme comme un avocat réfute son adversaire. »
Il enseigne aussi l’importance de l’exposition graduée aux pensées intrusives : y prêter attention sans y céder, les laisser venir sans agir. Il reconnaît même la fonction apaisante du lien social : parler à des proches bienveillants aide à retrouver la mesure et la raison.
Cette approche, à la fois cognitive, comportementale et relationnelle, annonce tout à la fois la thérapie d’exposition, la pleine conscience et les modèles intégratifs de TCC moderne.
La spiritualité comme facteur de résilience
Al Balkhi n’était pas qu’un médecin, il était croyant. Pour lui, l’équilibre psychique ne se réduit pas à un état d’humeur, mais à une harmonie entre le corps, la raison et la foi. Il rappelle que le monde n’est pas un lieu de perfection ni de satisfaction absolue :
« N’attends pas de ce monde ce qu’il n’a pas été créé pour offrir. »
Ce réalisme spirituel évoque la pleine conscience moderne : accepter ce qui est, sans lutter contre l’imperfection du réel. La patience y devient une vertu thérapeutique, au même titre que la restructuration cognitive.
Ce réalisme spirituel rejoint les approches modernes de pleine conscience ou d’acceptation et d’engagement (ACT) : accepter la nature changeante du monde, renoncer au contrôle absolu, et se relier à ce qui compte profondément.
Conclusion : Un pont entre les mondes
Abu Zayd Al Balkhi écrivait il y a onze siècles :
« Le plus grand des remèdes est la connaissance. »
Dans un monde qui redécouvre les liens entre psychologie, spiritualité et santé globale, sa voix résonne. Et l’on se prend à imaginer ce qu’aurait été la thérapie moderne si l’histoire avait retenu son nom à côté de ceux de Beck ou Ellis.
Al Balkhi nous rappelle que soigner l’esprit, c’est d’abord comprendre sa logique, et lui parler avec douceur.